Dématérialisation – créer des emplois dans une économie circulaire régionale

Walter R. Stahel

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Résumé – fiscalité durable et économie circulaire
Vu la consommation en matières premières par habitant dans les pays industrialisés, l'économie industrielle actuelle n'est pas durable. Une dématérialisation de l'économie des pays industrialisés ne peut être menée à bien que par une orientation nouvelle, passant d'une économie industrielle linéaire, fondée sur la production, à une économie circulaire, fondée sur l’utilisation des biens et une gestion des stocks. Celle-ci apporte une culture de ‘caring’ society aux acteurs économiques et consommateurs-utilisateurs.

Une économie circulaire découple la création de richesse et de bien-être de la consommation des ressources non-renouvelables, substitue énergie et matériaux par le travail et introduit une valeur de qualité de la vie. Les business models (ou modèles commerciaux) fonctionnant selon une économie circulaire sont dématérialisés et pauvre en carbone; appliqués depuis le milieu des années 70, ils sont maintenant mis en oeuvre dans un nombre croissant de secteurs industriels. La compétitivité de cette stratégie a été prouvée, mais sa généralisation est freinée par un nombre d’obstacles notamment dans les conditions-cadres politiques ; elle culmine dans la vente de performances (de produits comme services), qui marie efficience écologique et économique, et augmente la sécurité en termes de ressources.

Une adaptation des conditions-cadres, ayant pour objectif de ne pas pénaliser l’économie circulaire, demande une compréhension du caractère de celle-ci, ainsi que des avantages résultant pour le travail (baisse du chômage), l’environnement (prévention de déchets et sécurité des ressources) et l’économie (compétitivité de l’économie nationale et des entreprises). Sa clé de voûte est une fiscalité durable qui taxe les ressources non renouvelables mais exonère les ressources renouvelables, dont fait partie le travail humain.

1. La nouvelle importance des ressources stratégiques pour le politique

Les multiples avantages d'une économie circulaire pour une gestion durable des ressources ont été décrits il y a une trentaine d’années par Stahel et Reday (1976a/1981) mais n’ont commencé à voir le jour dans des réalisations politiques que récemment, par exemple dans la directive de l'Union Européenne (UE 2008) concernant les déchets (voir aussi Stahel 2001a). Cependant, le monde politique a toujours tendance à régler les problèmes économiques en poussant à la croissance dans la perspective de l'économie de production industrielle - preuve en est l'initiative «prime à la casse» mise en oeuvre dans 22 pays en 2010 - ou en se focalisant sur des points particuliers, notamment les solutions concernant l'environnement. La recherche de solutions durables (holistiques ou systémiques), qui viseraient en même temps des questions économiques, sociales et environnementales, a été compromise par les structures «en silo» des administrations publiques, des universités et de nombreuses entreprises. Stahel (2001b) a montré que la plupart des solutions durables sont intersectorielles et interdisciplinaires. Elles ne trouvent pas leur place dans les structures des carrières académiques ni administratives, et appellent une «nouvelle manière de penser» et de ce fait, contredisent l’approche traditionnelle de résolution des problèmes. Cet article montre les caractéristiques de l'économie circulaire et les avantages qu'elle apporte.

L’objectif de cet exposé est de démontrer que le passage à une économie circulaire peut être accéléré par un simple changement dans la politique du secteur public – à savoir une politique qui consiste à adapter le système fiscal aux principes de la durabilité en ne taxant pas les ressources renouvelables, au nombre desquels on compte le travail.

Cela aura pour conséquence une rapide expansion, non seulement de l'économie circulaire pour le capital manufacturé (infrastructures, équipements, biens), mais encore de toutes les autres activités économiques fondées sur l'optimisation des stocks et des domaines du ‘soin’ au sens large (qualité de vie et de bien-être, tels les services dans la santé, l'éducation, l'agriculture biologique, qui produit des biens à partir de matériaux renouvelables d'origine locale, notamment le cuir, le bois et la laine, ainsi que le savoir. Sauvegarder la qualité de vie est également le fondement du maintien de notre héritage culturel (section 5).

Dans un texte antérieur rédigé à l'intention de la Royal Society («The service economy: wealth without resource consumption ('richesse sans consommation de ressources'?)», l'auteur a proposé un tel changement il y a quinze ans, sous-estimant toutefois l'inertie des instances politiques. Voici ce qu'il déclarait dans le résumé de son exposé de 1997:

«Vu la consommation en matières premières par habitant dans les pays industrialisés, l'économie actuelle n'est pas durable. Une dématérialisation de l'économie des pays industrialisés ne peut être menée à bien que par une orientation nouvelle, passant d'une économie industrielle, dans laquelle la réussite est évaluée en fonction de la production et de sa valeur d'échange, à une économie de services, dans laquelle la réussite est évaluée en fonction de la richesse (stock) et de sa valeur d'utilisation. La gestion de la richesse, de nouvelles stratégies d'entreprise et de planification industrielle, de même que des politiques économiques différentes sont en mesure de conduire à une durabilité supérieure tout autant qu'à une plus forte compétitivité au plan international, due à une plus grande productivité des ressources.» (Stahel 1997a)

Une plus grande durabilité résultera sans aucun doute d'un changement des conditions-cadres, mais les principes de la durabilité peuvent aussi, de leur côté, constituer le pilote pour définir une politique future.

L'expression «utilisation efficace des matériaux» («material efficiency») a été forgée par Julian Allwood et d’autres scientifiques (Allwood 2011), mais l’idée est aussi issue des milieux politiques :

«Les anciens modèles de croissance ont permis d’accroître la prospérité, mais au prix d'une utilisation intensive et souvent inefficace des ressources. Le rôle de la biodiversité, des écosystèmes et des services qu'ils fournissent est largement sous-évalué, les coûts des déchets se reflètent rarement dans les prix, et les marchés et les politiques publiques ne sont actuellement pas en mesure de prendre en compte toutes les pressions concurrentes qui s’exercent sur les ressources stratégiques telles que les minéraux, les terres, l’eau et la biomasse. Compte tenu de cette situation, il convient d'apporter une réponse cohérente et intégrée à travers un large éventail de politiques, afin de pouvoir faire face aux pressions attendues sur les ressources et maintenir notre prospérité à long terme.» (EU COM 2011).

Cette déclaration de la Commission Européenne analyse en l'état actuel l'utilisation inefficace des ressources et les lacunes politiques. Elle n'indique en revanche aucune voie vers des solutions. Elle ne considère pas le travail comme une ressource (voir aussi Lassonde 1996) et laisse de côté un grand nombre de défis auxquels la plupart des pays européens se trouve confronté en ce début du 3ème millénaire: à savoir, par exemple, comment

  • promouvoir des solutions auto-suffisantes et d’efficience, afin d'atténuer le changement climatique et de parer à une future pénurie de ressources,
  • équilibrer l’offre et la demande économiques de biens dans des marchés saturés,
  • résoudre le problème de la dette souveraine à la lumière de la nécessité de
  • renouveler, en période d'austérité, les infrastructures vieillissantes et d’assurer le nombre croissant de retraites à financer.

Des acteurs économiques pratiquant l'économie circulaire ont commencé à relever plusieurs de ces défis dans une approche ascendante en introduisant, dans le secteur privé, de nouveaux modèles de fonctionnement, tels que ‘mieux employer les ‘retraités-travailleurs’, 'réutiliser, réparer et remettre à neuf des biens au lieu de les remplacer', et 'vendre la performance (l’utilisation garantie) plutôt que les biens' (Stahel 1998), c’est-à-dire le passage à une économie de fonctionnalité.

Le passage à une fiscalité durable constitue une promotion instantanée de l'économie circulaire et de ses avantages à l'intérieur de l'économie nationale. D'autres formes de réformes fiscales mettant en valeur l'économie circulaire seront présentées en section 7.

2. Un système circulaire traite de l'économie et de la maximisation du profit

Cette section présente en détail l'économie circulaire, sa concentration sur la gestion optimale des stocks, ainsi que sa structure comprenant deux boucles (cycles fermés) de nature très différente et cinq principes. Elle explique pourquoi le réemploi et la prolongation de la durée de vie des biens constituent les business models les plus rentables et les plus efficients en termes de ressources. D'un point de vue économique, le maintien de la valeur et de la performance du stock remplace la valeur ajoutée du flux. La valeur d'utilisation prend la place de la valeur d'échange en tant que notion centrale de la valeur économique.

Le texte suivant, résumé de The Product-Life Factor (Stahel 1982), qui a été primé lors de la Mitchell Prize Competition de 1982 sur «le rôle du secteur privé dans une société durable», peut encore aujourd'hui être considéré comme une excellente présentation de l'économie circulaire:

Cet écrit montre que la prolongation de la durée de vie des produits est, premièrement, un point de départ notable pour une transition graduelle vers une société durable, dans laquelle on fera un progrès sérieux par rapport à la base non illimitée des ressources de notre monde, et, deuxièmement, une stratégie accordant un rôle actif et indépendant au secteur privé. La durée de vie des produits, soit la période au cours de laquelle les produits et les biens sont utilisés, décide de la rapidité de leur remplacement et, par conséquent, de la consommation des ressources naturelles nécessaires à leur fabrication ainsi que de la quantité des déchets qu'ils produisent. En raccourcissant la durée de vie des produits, on augmente la demande en biens de remplacement. Allonger la durée de vie des produits améliore de façon optimale la durée de vie totale des biens et réduit l'épuisement des ressources naturelles et, par conséquent, diminue les déchets. Cela créé et accroît la richesse. Un usage plus long des produits contribue ainsi à la transition vers une société durable. Comparée au remplacement rapide, la prolongation de la durée de vie des produits signifie substituer des activités de service aux industries d'extraction et de fabrication. Il s’agit également de remplacer les grandes compagnies à forte intensité de capital par des unités de travail plus petites, à forte intensité de travail localement inséré. Le secteur privé, que ce soit dans R&D, la production ou la finance, trouvera dans des activités visant la prolongation de la durée de vie des produits—réemploi, réparation, remise en état, recyclage—d'innombrables possibilités de développement. En effet, en augmentant le nombre des postes d'emploi qualifié disponibles et en réduisant notre dépendance vis-à-vis de matériaux stratégiques, de telles activités apporteront au secteur privé de nouvelles impulsions pour rendre accessibles des biens moins chers en tant que partie d'une économie auto-réapprovisionnée construite sur un modèle de boucles qui permet de substituer l’énergie par le travail. De cette manière, le chômage et la pauvreté, qui, sans aucun doute, aggravent l'instabilité fondamentale du monde économique, pourront être réduits de façon substantielle. Le secteur privé dispose, en outre, de ressources et de compétences qui le qualifient de façon unique comme facteur capable d'initier ce passage vers une société durable, dans laquelle un usage équilibré des ressources et des objectifs sociaux seront atteints. Nous pensons que les éventuels inconvénients et obstacles peuvent être vaincus par une éducation appropriée ainsi que par des mesures fiscales et politiques.(Stahel, 1982)

Une économie circulaire est une économie qui optimise la gestion des stocks. De nouveaux critères pour mesurer les changements quantitatifs et qualitatifs des stocks—la richesse sous forme de stocks en capitaux fabriqués, mais également en termes de santé, d'éducation et de compétences—sont nécessaires pour une bonne gestion de ces stocks. Nous savons combien les gouvernements dépensent pour la construction d'écoles et pour rémunérer les enseignants, mais nous ne savons pas si, à la suite de cela, les étudiants sont mieux préparés pour la vie. Le stock des immeubles et bâtiments dans un pays donné et leurs conditions qualitatives (isolation thermique, consommation annuelle d'énergie) ne sont pas connues, pas plus que la qualité actuelle de l'infrastructure et des équipements techniques, ce qui rend difficile, au niveau national, la gestion des stocks et, par conséquent, de la richesse.

2.1 La logique économique des boucles

Passer d'une économie industrielle linéaire à une économie circulaire est une opération qui, par définition, réduit l'importance économique de l'extraction de matières premières et de la gestion des déchets, et qui réduit également la dégradation de l'environnement due à ces secteurs industriels. Ce changement d'orientation allant du flux (tel qu’une rivière) à une gestion des stocks (tel qu’un lac) donne accès à des possibilités sous forme de trois boucles de caractère différent. Ces boucles sont décrites dans cette section et présentées dans le graphique 1:

  • une petite boucle de réemploi et de revente de biens,
  • une boucle moyenne (1) d'activités permettant une prolongation de la durée de vie des produits et des biens,
  • une grande boucle (2) de recyclage des molécules afin de récupérer des ressources secondaires.

Une économie circulaire est caractérisée par un certain nombre de principes qui n'existent pas dans une économie industrielle linéaire. Les instances politiques et les acteurs économiques actifs dans l'économie industrielle ne les connaissent évidemment pas, pas plus qu'ils ne connaissent leur impact sur l'économie.

Principe 1: Plus la boucle est petite (au sens géographique et en termes de processus), plus elle est profitable et efficiente du point de vue des ressources.

Le mot d’ordre est donc: «ne pas réparer ce qui n'est pas cassé, ne pas remettre à neuf ce qui peut être réparé, ne pas recycler pas ce qui peut être remis en état» (boucle 1) ; le sens géographique signifie que «les petites boucles (réemploi, réparation, remise en état) se pratiquent le mieux au plan local ou régional», évitant des frais d'emballage et de transport, et, si le propriétaire ne change pas, de multiples frais de transaction.

Le recyclage—la grande boucle 2—est en revanche une opération fondée sur les principes de la production industrielle, tels les économies d'échelle, la spécialisation et l'emploi du travail le moins onéreux, et une activité dont l'efficience est limitée par l'entropie (la deuxième loi de la thermodynamique, la complexité des matériaux (alliages).

Graphique 1
Les principales boucles d’une économie circulaire - et les points d’intersection entre les boucles et une économie linéaire industrielle

Source: Stahel, Walter et Reday, Geneviève (1976/1981) Jobs for Tomorrow, the potential for substituting manpower for energy; rapport de la Commission des communautés européennes, Bruxelles / Éd. Vantage, N.Y.

Principe 2: Les boucles n'ont ni début ni fin
Le concept du maintien de la valeur, de la qualité et de la performance des biens au moyen de la gestion des stocks inclut des valeurs invisibles telles l’énergie grise, les matériaux incorporés et l’eau ‘virtuelle’ consommée dans la fabrication, ainsi que les GES émis, qui sont tous incorporés dans les biens.

La valeur d'utilisation ou de remplacement prend la place du concept de valeur d'amortissement de l'économie linéaire. Les boucles demeurent transparentes, de sorte que de nouveaux acteurs économiques peuvent entrer à n'importe quel point de changement de propriété.

Principe 3: La vitesse du flux circulaire constitue un point crucial: l'efficience de la gestion des stocks dans l'économie circulaire augmente dans la mesure où la vitesse du flux diminue.

Le recyclage d’objets d'aussi courte durée de vie que les canettes de boissons conduit à un flux véloce et à une perte rapide du stock de matières (des « intérêts cumulés négatifs»): 50 % de recyclage signifie que 50 % des matériaux d'origine sont recyclés dans la première boucle, 25% dans la deuxième et 12,5% dans la troisième, etc. Il y a donc une perte complète des matériaux d'origine en peu de temps. Les bouteilles en verre réutilisables, en revanche, sont réemployées 27 fois en moyenne avant d’être recyclées une première fois.

Une vitesse différente d'un type particulier existe entre la remise en état dans l'économie circulaire et la fabrication dans l'économie industrielle en cas de catastrophe: à l’exception de deux, tous les

bateaux de guerre coulés à Pearl Harbour ont été remis en état et remis en service en l'espace d'une année, ce qui a contribué à la victoire américaine dans la guerre du Pacifique. Les chantiers navals et la capacité de fabriquer le volume de matériaux nécessaire pour la construction de nouveaux navires, avec équipements et armements, afin de remplacer ceux qui avaient été coulés, n'existait tout simplement pas.

Les modèles d'entreprise les plus rentables et les plus efficients du point de vue des ressources que l'on puisse trouver dans l'économie circulaire (ou économie de « lac», caractérisée par des gestionnaires de parcs de biens qui vendent l’utilisation comme services dans une économie de fonctionnalité, voir section 6—travaillent avec un flux à basse vitesse afin de maximiser leurs profits.

Principe 4: La propriété continue augmente la profitabilité de l’économie circulaire: réutiliser, réparer et remettre en état sans qu'il y ait changement de propriétaire

Les pneus de poids lourds usagés sont d’abord recreusés, puis rechapés, par des compagnies de service. La propriété du pneu demeure celle de l’acheteur et gestionnaire d’un parc de véhicules. Dans le cas de vente de pneus à titre de service (les fabricants vendant l'usage des pneus), ces derniers ont mis sur pied des ateliers mobiles, de manière à assurer à l’usager des pneus un service optimal sur place. En prolongeant la durée de vie des pneus en location, le fabricant réduit sa production de pneus et augmente son profit.

Les pneus de voiture usagés sont rachetés par des gestionnaires de déchets, dans les pays industrialisés, et pourraient être revendus à des rechapeurs qui les vendraient à des particuliers après rechapage. Pourtant, la plupart des pneus usagés sont incinérés dans des fours à ciment. Il y a deux raisons pour ce qu'on peut nommer un avortement, en termes de durée de vie: les subventions de l'Etat à l'incinération, d'une part, et la méfiance des acheteurs d’autre part. Car malgré les multiples frais de transactions, les pneus rechapés coutent un tiers moins chers que les pneus neufs de qualité comparable.

Principe 5: Une économie circulaire a besoin de marchés qui fonctionnent
De ce point de vue, l'économie circulaire ne se distingue pas de l'économie industrielle classique: elle a besoin de marchés efficaces, où l'offre et la demande peuvent se rencontrer. Cela concerne les services pour la prolongation de la durée de vie des biens, tels ceux qui ont trait à la réparation, à la remise en état et à la mise à jour technologique de composants, ainsi qu’à la revente de biens et de composants usagés.

Des marchés fonctionnant bien sont également nécessaires pour atteindre le prix le plus bas, par exemple en cas de remplacement de biens de tiers. Dans l'économie linéaire, les biens perdent leur valeur et sont remboursés, notamment en cas de recours à une assurance responsabilité civile, à hauteur de la valeur résiduelle. Dans l'économie circulaire, où la valeur n'est pas déterminée par l'âge, mais par la qualité du stock, l'assureur devra remplacer le bien endommagé, par exemple une voiture, par un véhicule de qualité et d'âge semblables, ou bien payer au lésé la valeur de remplacement. Les assureurs auront un intérêt à ce qu'il existe un marché d'occasion proposant une large gamme de voitures de tous âges et de toutes sortes de qualité, de manière à diminuer leurs versements en cas de compensation de dommages.

Des services de réemploi, de prolongation de la durée de vie et de revente pour des biens d'investissement mobiles usagés—véhicules, équipements, avions, bateaux—ainsi que pour des biens immobiles usagés—immeubles, infrastructure—existent dans la plupart des pays, et de tels biens ont été revendus depuis longtemps sur les marchés internationaux. Les biens culturels, comme les tableaux, les meubles anciens, les oeuvres d'art et les instruments de musique ont traditionnellement été restaurés (remis en état) périodiquement, puis mis sur le marché dans des salles de vente aux enchères.

Des marchés locaux pour biens de consommation usagés ont proliféré au moyen de troc et de petites annonces de journaux, de même que sur les marchés aux puces. Leur revente au plan international, en revanche, n'a commencé qu'au moment où ont émergé des marchés virtuels globaux sur Internet, par exemple e-bay.

Les caractéristiques clés d'une économie circulaire résident dans le fait qu'elle se focalise sur l'optimisation du stock par le maintien de la valeur et par la prévention des déchets. L’apparition des gestionnaires de parcs de biens sur le marché de l’occasion est récente, et due à une nouvelle conception économique. Lufthansa fait figure de pionnière, puisque cette compagnie consacre une demi-page de son magazine destiné aux passagers à annoncer qu’elle vend des sièges d'avion usagés. Au cours d'un contrôle D, tous les sièges ainsi que d'autres équipements sont changés pour des raisons de sécurité. Au lieu de payer un recycleur pour la destruction de ces sièges, Lufthansa encaisse maintenant de l'argent pour la revente de ces sièges, par exemple à des théâtres ou des cinémas – une illustration de ce que l'on peut appeler le « nouveau paradigme », nécessaire pour exploiter au maximum les possibilités de l'économie circulaire.

3. Une économie circulaire vise les solutions auto-suffisantes et l'efficience de l’utilisation des ressources et des matières

Cette section présente, d'une part, de nouvelles métriques (unités de mesure) pour déterminer l'efficacité des matières et quantifier, d'autre part, les réductions qui pourront être obtenues quant à la consommation des matières et les émissions dans l'économie circulaire.

Stahel (1985) a montré que l'on trouve dans l'économie circulaire différents types d'innovations permettant d'améliorer l'efficience matérielle, des innovations aussi bien techniques que commerciales améliorant l'utilisation de biens. Une utilisation plus longue—produits à longue durée de vie, réemploi et prolongation de la durée de vie des biens et des composants—est une des options. Un usage plus intense des biens constitue une autre innovation. Celle-ci conduit à une efficience plus élevée des matières, par exemple au moyen d'un usage partagé (usage en commun, transports publics) ou d'un usage en série (l'un après l'autre, machines à laver dans les salons lavoirs, voitures de location). Ces options demandent un «nouveau rapport avec les biens» (Stahel 1992). Elles ont été largement discutées au début des années 90 (IFG 1993), mais ce n'est que maintenant qu'elles rencontrent un intérêt réel, aussi bien du côté de l'offre que de la demande, par exemple dans les initiatives visant l'auto-partage.

De nouvelles métriques sont nécessaires pour mesurer l'efficience des matériaux par rapport à leur utilisation. Stahel (1976b) a développé le rapport «capital énergétique par unité de performance» (ECUP ratio), qui permet d'évaluer la performance technique de différents matériaux de construction (en kp/cm2) par rapport à l'énergie dépensée dans leur production (en Kwh/m3). ECUP représente le capital énergétique nécessaire pour résister à une tonne de tension ou de compression. Allwood et al (2011) ont développé plusieurs critères y compris un rapport énergie intrinsèque par mètre cube. Il faudra toutefois bien d'autres critères comparatifs pour aider les ingénieurs à considérer l'efficience énergétique-matérielle dans leurs calculs et leurs décisions.

Tous les matériaux sont produits avec une charge d’externalités (un « sac à dos » d’impacts négatifs) composée de déchets miniers (Schmidt-Bleek 1993) et de conséquences sur l'environnement. Ces charges sont différentes pour chacune des matières, la plus forte étant celle des métaux rares, tel l'or (avec une charge de 500’000), la plus basse celle des matières plastiques (avec une charge de 0.1). Le capital manufacturé, sous forme d'infrastructure, de bâtiments, de biens et de composants, comprend des charges individuellement accumulées provenant de tous les matériaux et toutes les énergies qui y sont incorporés. Ces charges doivent être calculées au cas par cas.

Le capital manufacturé incorpore, en plus des charges des matières qui le composent, la somme de l'énergie grise et des émissions de GES, de même que l'eau (virtuelle) impliquée dans toutes les étapes de la fabrication, allant des matériaux de base aux produits finis et jusqu'au point de vente. Les activités d’une économie circulaire préservent les charges incorporées dans les produits finis: eau, énergie, émissions de GES, de la mine jusqu'au point de vente. En outre, ces activités évitent les dommages causés à l'environnement par les processus de recyclage des matériaux et/ou de la gestion des déchets.

Les pourcentages exacts de matériaux et d'émissions ainsi économisés sont substantiels et varient selon le type de produits. Quelques exemples de la réduction dans la consommation des ressources et de la diminution de la détérioration de l'environnement que l'on peut obtenir en prolongeant la durée de vie des biens durables sont décrits dans les sous-sections suivantes.

3.1 L'efficacité matérielle de l'économie circulaire : exemple de la remise à neuf des trains allemands à grande vitesse (ICE 1) (DB 2010)

Durant les 15 premières années de leur exploitation, les 59 trains à grande vitesse ICE 1 de la Deutsche Bundesbahn (DB) ont chacun parcouru 15 millions de km. La DB a alors décidé de remettre les trains à neuf, avec une mise à jour du point de vue technologique et de celui du confort passager.

Le coût de la remise à neuf a été de 3 millions d'euros par train, ce qui est à comparer aux 25 millions d'euros qu'aurait coûté l'achat d'un nouveau train. Le remise à neuf a en outre permis d'économiser environ 1 million d'euros en coûts sociaux, au niveau global, si l'on prend en compte l'analyse du Rapport Stern.

La remise à neuf des 59 trains ICE 1 a permit de sauvegarder 80% des matériaux, eau virtuelle et énergie grise incorporés—soit un total de 16'500 tonnes d'acier et de 1'180 tonnes de cuivre—et a évité 35'000 tonnes d'émissions de CO2 et 500'000 tonnes de charges provenant des déchets d'extraction minières. La remise à neuf a notamment porté sur une amélioration technologique des trains et une augmentation du nombre de sièges. Chaque siège offre désormais des prises de courant individuelles et une connexion Internet.

Cette analyse n'a pas pris en compte d’une part les aspects de prévention de la remise en état des trains, notamment la diminution de l'impact sur l'environnement dans les phases d’élimination des déchets et du recyclage des matériaux, que l'on aurait dû affronter si les trains avaient été remplacés par des trains neufs, ni la consommation d’eau dans ces procédés d’autre part.

3.2 Des études macroéconomiques concernant l'efficacité matérielle de l'économie circulaire

Smith VM et al (2004) ont mené une étude sectorielle analysant l’écologie industrielle de la remise à neuf de moteurs d’automobiles usagés. Cette étude a montré qu'en comparaison avec la fabrication de moteurs neufs du même type, les coûts économiques sont inférieurs (de 30 à 53 %) et les coûts environnementaux même beaucoup plus:

La consommation de matériaux bruts était réduite de 26 à 90 %, la production de déchets de 65 à 88 % et la consommation d'énergie de 68 à 83 %. Les émissions étaient elles aussi considérablement plus faibles: les émissions de CO2 de 73 à 78 %, celles de CO de 48 à 88 %, celles de NOx de 72 à 85 %, celles de SOx de 71 à 84 % et les émissions d'hydrocarbures non méthaniques de 50 à 61 %.

Une autre approche macroéconomique, fondée sur le modèle britannique d'input-output national, a été utilisée pour calculer la prévention des émissions de GES dans l'économie circulaire, dans une étude commandé par le Plan d'action du Royaume-Uni pour la réduction des déchets (Waste Reduction Action Plan) (WRAP 2009). Cette étude est parvenue à la conclusion qu'une économie circulaire pourrait réduire les émissions de GES, au plan national, de 800 millions de tonnes par année. Ceci doit se comparer avec une réduction annuelle de 100 millions de tonnes de CO2 grâce à la loi allemande de tarifs d’électricité fixes pour promouvoir l’énergie solaire.

Pour revenir au graphique 1: Les stratégies de la boucle 1 ont trait aux produits. Mais la régénération d’huiles moteur, de solvants et autres produit ayant une fonction catalytique demande une approche différente de celle qui concerne les activités visant la prolongation de la durée de vie des bâtiments ou de biens durables mobiles. Dans le second cas, l'efficience des ressources peut être améliorée par une conception modulaire de systèmes, une standardisation de composantes et autres approches d'éco-conception (voir Charter 2008).

4. Une économie circulaire fait un usage intelligent du travail humain—création d'emplois au niveau régional

«Environ trois quarts de toute la consommation industrielle d'énergie sont liés à l'extraction ou à la production de matériaux de base, tels l'acier et le ciment, alors qu'à peu près un quart seulement est utilisé dans la transformation depuis la matière brute jusqu'aux produits finis, tels des machines ou des édifices. L'inverse vaut pour le travail. En effet, la transformation des matériaux en produits finis nécessite environ trois fois plus de travail qu'il n'en faut pour la production des matériaux.» (Stahel 1982)

Cette section explique pourquoi le travail est différent des autres ressources renouvelables: la main-d’oeuvre est créative, polyvalente et adaptable. Elle peut gagner en qualification par le biais de l’éducation, mais elle se perd si elle n'est pas employée. L'économie circulaire a besoin d'ouvriers qui connaissent bien les technologies traditionnelles. Elle offre, de ce fait, des postes de travail à ce que l'on appelle les retraités-travailleurs (silver workers).

Les activités de réutilisation, de réparation et de remise à neuf, caractéristiques de l'économie circulaire, peuvent se comparer à celles d'une des phases de l'économie de fabrication, celle de la transformation des matières de base en produits finis. Avant le remplacement de la main-d’oeuvre, dans la production, par des robots, cette phase demandait peu d'énergie mais beaucoup de travail.

Toutefois, même en comparaison avec les processus traditionnels de fabrication, la somme de travail engagée dans l'économie circulaire est plus élevée, et cela pour deux raisons. D'une part, les économies d'échelle y sont limitées, en termes de géographie et de volume, et, d'autre part la remise à neuf comprend les étapes supplémentaires que sont le démontage, le nettoyage et le contrôle de qualité, étapes qui sont absentes dans la fabrication.

4.1 Le travail, une ressource durable

L'emploi est au coeur du pilier social du développement durable. En outre, remplacer d'autres ressources par le travail est une solution intelligente pour d'autres raisons encore, qui tiennent à la nature même du travail. C'est en effet la seule ressource renouvelable dotée d'une caractéristique qualitative. Le travail est la plus polyvalente et la plus adaptable de toutes les ressources; elle possède une marge qualitative importante, mais périssable.

  • C'est l'unique ressource capable de créativité et douée de la possibilité de produire des solutions innovantes.
  • Les compétences humaines se détériorent si elles ne sont pas mises à profit—la continuité dans l'exercice et une formation continue sont nécessaires pour maintenir les compétences et adapter les capacités. Une personne qui est restée sans emploi durant quelques années risque fort de devenir inemployable.

Un marché du travail florissant constitue un objectif recherché par les Etats. Les gouvernements investissent en moyenne dix ans dans l'éducation et la formation professionnelle, afin que les jeunes acquièrent des compétences ayant une chance sur le marché de l'emploi. Par ailleurs, le chômage—des ressources humaines gaspillées—engendre une grande dépense pour les gouvernements et des coûts d’opportunités pour l'économie nationale. A cela s'ajoute que le travail est une énergie à zéro carbone: les émissions humaines de CO2 sont les mêmes, qu'une personne travaille ou qu'elle soit au chômage.

Pour plusieurs autres raisons encore, les gouvernements devraient donner la priorité, dans l'usage des ressources, au travail. En effet, un baril de pétrole ou une tonne de charbon ne se détériorent pas même s'ils restent dans le sol une décennie de plus et, qui plus est, ils n'entraînent aucune dépense sociale. Autre raison: ne pas taxer le travail diminue l'attrait du travail au noir qui règne dans l'économie parallèle (ou souterraine), ce qui, pour les gouvernements, réduit les dépenses engendrées par la lutte contre les abus.

Schumacher (1973) est allé encore plus loin dans le premier chapitre de son ouvrage Small is beautiful: «Toute l'histoire—de même que l'expérience actuelle—met l'accent sur le fait que c'est l'homme, et non pas la nature, qui fournit la ressource primaire: le facteur clé de tout développement économique vient de l'esprit humain.» Schumacher continue en affirmant que tout progrès vient de l'éducation: «...en un sens tout à fait réel, nous pouvons dire que l'éducation est la ressource la plus vitale.»

4.2 L'impact de la création d'emplois, dans une économie régionale, sur l'utilisation efficace des matières

Le progrès technologique modifie autant les compétences que les produits. Prendre soin du capital fabriqué (le stock) signifie donc également prendre soin des métiers et du savoir-faire qui s'y rapportent. Entretenir des cathédrales médiévales n'est possible que si on dispose de maçons capables de tailler la pierre. Continuer à faire circuler des voitures anciennes présuppose que l'on trouve des mécaniciens en mesure de régler un carburateur Solex. Gérer et entretenir les salles de contrôle électromécaniques d'une station hydroélectrique demande des experts possédant la connaissance de ces équipements.

Etant donné que la connaissance des technologies anciennes et le savoir-faire qui y correspond sont indispensables pour remettre en état l'infrastructure et les équipements, la prolongation de la durée de vie de ces derniers créé des opportunités d'emploi significatives pour les retraités-travailleurs, c'est-à-dire les actifs qui ont dépassé l'âge habituel de la retraite. La poursuite du travail (à temps partiel) alimente alors un «quatrième pilier»1, qui vient compléter les rentes publiques et professionnelles et l’épargne.

Maintenir les compétences techniques et le savoir-faire du capital humain en même temps que le capital manufacturé, voilà un ensemble qui rendra possible une exploitation à plus long terme des opportunités de l'économie circulaire, tout en augmentant l'utilisation efficace des matériaux.

5. Une économie circulaire est une économie économe

Cette section a pour but de montrer pourquoi l'économie circulaire demande et favorise une attitude de caring, en cherchant à préserver la qualité, la performance et la valeur du stock existant, de la richesse et du bien-être (Börlin 1987). Cela comprend assurément le capital manufacturé, tels les bâtiments, l'infrastructure, les équipements et les produits, mais aussi le capital naturel et humain.

La gestion du stock nécessite des statistiques et métriques permettant de mesurer les variations de la richesse dues aux variations intervenues dans la quantité et qualité du stock. Le PIB est un critère de mesure du flux qui ignore si notre richesse—le stock—a augmenté en fonction du flux. Cette situation a été comparée à une baignoire dans laquelle on ne fait que mesurer l'arrivée d'eau chaude et d'eau froide, mais où ni la qualité ni le niveau de l'eau dans la baignoire ne sont pris en compte (Giarini et Stahel, 1989).

Il est à noter que la gestion du stock inclut les compétences, l'éducation et la santé des personnes, ainsi que leurs connaissances et leur savoir-faire. Sauvegarder la culture est également en rapport avec le stock, et non pas avec la gestion du flux. L'entretien des sites qui font partie du patrimoine mondial de l'UNESCO, des musées et des biens technologiques exemplaires du passé, tout cela profitera du passage vers une fiscalité dans laquelle le stock n’est pas taxé. Entretenir et prendre soin sont deux composantes d’un monde de haute qualité: des Stradivarius et des montres de luxe ne continuent pas à vivre grâce à leur conception, mais par une remise à neuf ou un entretien périodique, motivée par le souci de sauvegarder le patrimoine.

Sauvegarder la valeur utile est une caractéristique clé de la gestion du stock, le souci de maintenir la valeur et les qualités existantes. La plupart des propriétaires de voitures attribuent au fabricant le fonctionnement continu et fiable de leur véhicule, plutôt qu'au mécanicien qui s'occupe de l’entretien et des réparations. Un changement dans les évaluations et les croyances populaires pourrait conduire à une meilleure perception des « soins » en tant que pilier de l'économie économe.

6. La rétention du titre de propriété des produits et matériaux incorporés garantit la sécurité future des ressources aux fabricants

Dans cette section, nous cherchons à voir pourquoi le fait de vendre des biens sous forme de services ou de performances constitue, dans l'économie circulaire, le modèle le plus rentables économiquement et le plus efficace au plan des ressources. En se focalisant sur des solutions systémiques, ce modèle d’affaires internalise le coût du risque et des déchets. En conservant la propriété des biens et des ressources incorporées, il crée une sécurité future des ressources au niveau de l'entreprise et du pays. Le terme propriété feuilletée a été proposé par le Professeur Dominique Bourg pour distinguer le ‘droit à l’utilisation’ du ‘droit de propriété’.

Les acteurs économiques qui retiennent la propriété de leurs produits et donc des matériaux incorporés pour toute la durée de vie s'assurent la sécurité des ressources pour l'avenir, mais en contrepartie assument l'obligation de garantir la performance de leurs produits. Une telle Performance Economy (Stahel 2010) est fondée sur trois objectifs, à savoir: créer davantage de croissance économique, créer plus de postes de travail, et réduire considérablement la consommation de ressources. Ce triple objectif peut être atteint au moyen de trois nouveaux modèles commerciales: produire de la performance, vendre de la performance et maintenir la performance dans la durée.

La réussite est mesurée au niveau du point de vente au moyen de deux nouvelles métriques sous forme d'indicateurs de découplage absolu : valeur divisée par le poids (€/kg) et heures de main-d’oeuvre divisées par le poids (m-d’o/kg).

Dans la Performance Economy, les matériaux vendus comme services peuvent être investis, par exemple, dans la construction d'habitations résidentielles. Le promoteur immobilier loue auprès des fabricants tous les matériaux et équipements techniques nécessaires pour une période de 50 ans, par exemple. Les fabricants reçoivent du promoteur un loyer annuel, financé par les rentrées provenant des loyers payés par les habitants des appartements. Etant donné que les entrepreneurs sont tenus de fournir une garantie de 50 ans sur le matériel loué, ils auront à coeur de mettre à disposition les matériaux les plus appropriés et utilisés de la manière la plus correcte (initiative pour un espace urbain renouvelable, dans: Stahel 2010, p. 156).

6.1. Retenir la propriété des biens et des ressources incorporées par la vente de performance

La vente de performance diffère selon la nature des produits. Elle est déjà largement présente dans l'économie actuelle: vente de biens sous forme de services par l'exploitation de réseaux (chemins de fer, télécommunications, autoroutes, aéroports); des services de gestion de produits chimiques, et «la location de molécules»; des services de gestion intégrée de cultures agricoles; location et leasing opérationnel de biens mobiliers et immobiliers; vente du climat intérieur sur mesure par des compagnies d'énergie; initiatives de financement privé (IFP) en tant que stratégie de vente de l'utilisation d'infrastructures selon le principe du «consommateur-payeur», tel le péage pratiqué sur certaines routes, ponts et tunnels; gestion des parcs d'immobilier et des ensembles industriels; location de textiles (vêtements professionnels, linge d'hôtels et d'hôpitaux). Ce ne sont là que quelques exemples du modèle d'entreprise de la vente de performances.

Dans les années 90, Stahel (1997) a appelé le concept de vente de performances «The Functional Service Economy». Ce terme est utilisé en français—l'économie de fonctionnalité, inventé par le Professeur Dominique Bourg3—en tant que traduction de Performance Economy. Le terme a été choisi parce que, au début, la vente de biens sous forme de services était focalisée sur la vente de la fonction de biens d'investissement (des «outils»), par opposition à la mode qui domine la vente de biens de consommation (des «jouets») (Stahel 2007). Aujourd'hui, ce business model comprend également la location de biens de consommation à la mode, permettant aux consommateurs soumis à la mode de vivre sans déchets.

La vente de performance est, dans l'économie circulaire, le business model le plus rentable et le plus efficace du point de vue des matériaux, aussi parce qu’il est construit sur l'exploitation des boucles restreintes. Il centre son effort sur une utilisation optimale, et il exploite l'efficience des ressources de même que les options de prévention, afin de maximiser des avantages financiers et une plus grande compétitivité. Faire des économies d'eau et d'énergie ainsi que la prévention des déchets pendant toute la durée de vie des produits deviennent maintenant des activités rentables qui influencent positivement le résultat financier des entreprises. Dans l'économie industrielle, en revanche, les solutions auto-suffisantes et les options de prévention, dans la phase de l'utilisation des biens, sont source de perte de revenus, et donc indésirables.

C'est pour la même raison que dans l’économie de fonctionnalité la stratégie d’entreprise cherche l'élaboration de solutions de systèmes, en vue d'atteindre des solutions durables plus profitables. Le modèle d'entreprise de Xerox, qui consiste à vendre aux utilisateurs de la satisfaction plutôt que des copieurs, fut un précurseur dans cette stratégie, et a été choisi par la Harvard Business School (1995) comme la première étude de cas en économie de fonctionnalité, même si cette étude de cas a été intitulée «Xerox: Design for Environment». Xerox est un excellent exemple montrant qu'un saut en l’utilisation efficace des ressources peut être atteint par le passage du «Design for Environment» au «Designing Sustainable Solutions» (Stahel, 2001).

6.2 Vendre l’utilisation implique l’internalisation des coûts liés aux risques et aux déchets

Vendre la performance, des résultats, de l'utilisation et des services plutôt que des produits signifie que les acteurs économiques

  • internalisent les coûts liés aux risques et aux déchets, et
  • retiennent en permanence la propriété des produits et des ressources incorporées.

L'économie industrielle, elle, maximise ses profits en externalisant les coûts sus-mentionnés. Une fois la vente effectuée, elle offre une garantie de durée limitée et valable uniquement pour des défauts de fabrication. Ce n'est que récemment qu'une responsabilité civile a été imposée pour des produits une fois la vente effectuée, dans les cas de l'industrie du tabac (responsabilité étendue pour des atteintes à la santé chez des fumeurs) et de l'industrie de l'amiante (responsabilité étendue concernant la santé et la sécurité des ouvriers). Depuis le début du troisième millénaire, on observe une généralisation des plaintes en responsabilité civile, notamment des plaintes collectives (class actions). A en croire Richard Murray,4 expert dans ce domaine, la société est confrontée à une accélération des dynamiques de plainte de responsabilité civile (liability dynamics). Le prochain cas pourrait bien être la responsabilité civile des émetteurs locaux de CO2 à l'égard du changement climatique. En internalisant les coûts liés aux risques et aux déchets, les acteurs économiques qui vendent de la performance ont une incitation économique à prévenir une quelconque responsabilité civile après la vente.

En outre, à une époque où les prix des ressources augmentent, les entreprises qui retiennent pour toute la durée de vie des produits la propriété de ceux-ci et des ressources incorporées sont gagnantes à plusieurs titres. Elles se dotent d'une forte sécurité future, au plan des ressources, d'une garantie quant au prix de ces dernières et, enfin, d'un avantage au niveau de la compétitivité en matière de coûts, selon la formule:

«les produits d'aujourd'hui sont les ressources de demain, au prix des ressources d'hier»

Face à des concurrents qui se fondent sur l’achat de nouveaux matériaux pour la production de biens neufs, leurs marges de profits augmentent.

6.3. Acheter de la performance : la nouvelle politique verte en matière d'achats publics

Du côté de la demande, acheter un service constitue le pendant de la stratégie de vendre des performances. Acheter des produits sous forme de services crée les mêmes avantages en termes d'utilisation efficace des ressources. On peut considérer cette stratégie comme une nouvelle politique, verte, en matière d'achats publics. Acheter des services à la place de produits est l'option à laquelle certains secteurs de l'Administration américaine donnent la préférence, entre autres la NASA et le Pentagone. Cette option a servi de déclic pour toute une série de jeunes entreprises innovantes. Maintenant, la NASA achète exclusivement des services orbitaux à des entreprises telles que Space X ; la navette spatiale a été le dernier engin appartenant à la NASA et engagé par elle pour fournir les services sur orbite terrestre.

Michelin assure les services de l’utilisation de pneus pour toutes les forces armées des Etats-Unis. Pour les pneus d'avions, une taxe est perçue pour chaque atterrissage, alors que pour les véhicules une taxe fixe doit être payée par 100 miles parcourus. Ce même service est maintenant offert à des entreprises françaises de camionnage, selon un modèle mettant en oeuvre des ateliers mobiles de réparation et de maintenance. L'objectif est de rendre les pneus utilisables aussi longtemps que possible et en toute sécurité.

Dans l’économie de fonctionnalité, le prix par unité de service est fixé par contrat. La formule clé est donc: «si un acteur économique veut augmenter son profit, il doit diminuer ses dépenses et pertes». En internalisant les coûts relatifs aux risques et aux déchets, les acteurs économiques sont fortement encouragés à tout faire pour promouvoir les solutions auto-suffisantes et la prévention des pertes et des déchets afin de minimiser la consommation des ressources. Ils peuvent y parvenir par des activités de réemploi et de la prolongation de la durée de vie des produits. Toutes ces approches vont aussi accroître l'utilisation efficace des ressources.

7. Politique de l'utilisation efficace des ressources: le rôle de la fiscalité durable et des conditions-cadre durables

Cette section définit la fiscalité durable et explique l'impact de celle-ci sur la consommation des ressources. L'impôt durable proposé ici ouvre une voie permettant de sortir de l'actuelle période de transition, caractérisée par des politiques contradictoires. L'économie circulaire remplace l'énergie et les matières par du travail ; elle trouve dans la fiscalité durable un levier puissant servant à accélérer la diffusion de l'économie circulaire.

Une politique durable devrait mettre en place des principes simples et convaincants, tels que «ne taxez pas ce que vous voulez favoriser, punissez plutôt les effets indésirables». Cela favoriserait des solutions ayant une dimension de durabilité intégrée. Dans l'idéal, les solutions durables créent des cercles vertueux qui vont en se renforçant, ce qui garantit leur longévité.

7.1. Fiscalité durable

Ne pas taxer les ressources renouvelables, y compris le travail, et taxer, en revanche, les ressources non renouvelables créerait des cercles vertueux auto-renforçants. Cela inciterait les gens à travailler davantage (contrairement aux impôts progressifs aujourd’hui) et récompenserait une consommation moindre de ressources nouvelles (par une attitude d’entretenir et préserver) dans l'utilisation des ressources existantes y compris la rétention du titre de propriété des ressources).

Une fiscalité durable devrait récompenser des développements désirés et décourager les effets non souhaitables des activités. Dans une économie durable, la taxation des ressources renouvelables, y compris le travail, est contre-productive et devrait être abandonnée. Le manque à gagner, pour l'Etat, résultant de ce changement, pourrait être compensé par la taxation de la consommation de ressources non renouvelables - à savoir matières premières et énergies - et des déchets et émissions non désirables. Un tel renversement du système fiscal favoriserait et gratifierait une économie circulaire avec ses solutions locales pauvre en carbone et en consommation de ressources.

De par leur nature, ces solutions sont plus demandeuses en travail que l'industrie manufacturière, car, dans l'économie circulaire, les économies d'échelle sont limitées. Les impôts sur les ressources non renouvelables pourraient être perçus par une voie semblable à celle de la taxe sur la valeur ajoutée (TVA), y inclus les importations de ressources et biens.

La réussite économique ne dépend pas de l'impôt sur le revenu. La Floride et le Texas, les nouveaux centres du pouvoir économique américain, ne prélèvent pas d'impôt sur le travail. D'autres nations et Etats ont des problèmes économiques bien qu'ils taxent lourdement le travail. En outre, ne pas taxer le travail réduirait considérablement l'administration fiscale—l'impôt sur le revenu provient d'un grand nombre de petits salaires, et les déductions n’existeraient plus—et réduirait l'attrait du travail au noir, qui règne dans l'économie parallèle et qui atteint, dans bien des PIB, des pourcentages à deux chiffres.

L’utilisation intelligente du travail a traditionnellement été découragée par son imposition, tandis que son gaspillage s'est vu «encouragé» dans certains pays industrialisés par un Etat-Providence généreux. Cela montre que le rôle du travail en tant que ressource renouvelable a été mal compris par les instances politiques.

7.2 Conditions-cadre durables

Le signe avant-coureur d'une condition-cadre politique allant dans le sens d'une application de l'économie circulaire est la Directive de l'Union Européenne relative aux déchets (UE 2008). Au chapitre premier, article 4, cette Directive définit une nouvelle hiérarchie dans le domaine des déchets:

(a) Prévention: mesures prises avant qu'une substance, une matière ou un produit ne devienne un déchet, y compris par l'intermédiaire du réemploi ou de la prolongation de la durée de vie des produits, par exemple les réparations ou la transformation. Réemploi: toute opération par laquelle des produits ou des composants qui ne sont pas des déchets sont utilisés de nouveau pour un usage identique ou comparable à celui pour lequel ils avaient été conçus.
(b) Préparation en vue du réemploi: toute opération de contrôle, de nettoyage ou de réparation par laquelle des produits ou des composants... sont préparés de manière à être réutilisés. Réseaux de réemploi et de réparation: Les Etats Membres prennent les mesures nécessaires pour promouvoir le réemploi des produits et les activités de préparation en vue du réemploi.
suivi de (c) recyclage, (d) autre valorisation, notamment valorisation énergétique, et (e) élimination.

Pour la première fois, les huiles lubrifiantes (huiles moteur) ont été incluses dans cette Directive au lieu d'être traitées, comme par le passé, dans une législation à part. Elles sont ainsi soumises aux mêmes priorités de réutilisation et de la prolongation de la durée de vie que les autres déchets. Les priorités (a) et (b) correspondent aux cycles les plus courts et les plus rentables de l'économie circulaire (diagramme 1), qui ont également l’utilisation la plus efficace de ressources—un mariage parfait entre économie et écologie. Parmi les autres conditions-cadre durables qui prendront en compte l'économie circulaire selon ses propres mérites il serait important de:

  • ne pas prélever la Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) sur des activités de valeur préservée, telles que le réemploi, les réparations et la remise à neuf de biens, exception faite éventuellement des activités visant une mise à jour technologique, et
  • accorder des crédits carbone à la prévention des émissions de GES, et pas seulement à leur réduction.

Les petites boucles du graphique 1) constituent une prévention des émissions de GES, mais ne bénéficient d’aucun crédit carbone, quels que soient les programmes existants ou envisagés concernant la réduction des émissions de GES, tel le Protocole de Kyoto. Ces programmes sont tous fondés sur la pensée linéaire de l'économie industrielle: commencer par une solution économique pour ensuite réduire la pollution et recevoir des crédits carbone!

7.3 Les contradictions des périodes de transition

Les périodes de transition sont caractérisées par des contradictions entre les anciennes et les nouvelles politiques, telle la nouvelle législation sur les déchets et l'impératif de la croissance économique traditionnelle. La Directive de 2008 de l'UE relative aux déchets prescrit la priorité de la prévention des déchets (au moyen du réemploi et de la prolongation de la durée de vie des produits), tandis que l'impératif de la croissance met en place des politiques telles «la prime à la casse» (subsides accordés à la destruction de voitures en état de fonctionnement, à condition que le client achète une nouvelle voiture).

Une autre contradiction a été quantifiée dans une étude récente menée par l’OCDE5, et l’AIE6, (OCDE 2011). Des gouvernements dépensent plus que 400 milliards de dollars US par année pour subventionner la production et la consommation de combustibles fossiles. «Puisque les gouvernements sont à la recherche de solutions politiques pour faire face à la pire crise économique de notre temps, la suppression progressive des subsides est une voie toute trouvée pour aider les gouvernements à atteindre leurs objectifs économiques, environnementaux et sociaux», a déclaré Angel Gurría, Secrétaire général de l'OCDE, lors de la présentation du rapport à la presse. L’UE subventionne la production et consommation de combustibles fossiles à hauteur de 56 milliards d’Euros par an, ce qui correspond au revenu généré par le nouvel impôt sur les transactions financières planifié par l’UE.

7.4 Impact de la fiscalité durable sur l’économie et la société

La fiscalité durable pourrait être une voie élégante et une solution d'avenir prometteuse pour sortir de l'actuelle période de transition avec ses politiques contradictoires. Elle pourrait créer une nouvelle base économique, sociale et écologique stable en favorisant l'économie circulaire pauvre en carbone et en consommation de ressources.

Ce changement est facilité par le fait que l'économie circulaire ne fait pas appel à des subventions, contrairement à bien des technologies 'vertes', ni à une réglementation détaillée. A cela s'ajoutent des prix plus bas pour les usagers.

Le fait de ne pas taxer le travail augmente la compétitivité des activités nécessitant une main-d’oeuvre intense dans une économie circulaire régionale, en comparaison avec la production industrielle mondialisée. Qui dit activités régionales dit aussi moins de transports, en volume et en distance, dans la chaîne de transformation.

L'application des principes de durabilité dans l'économie découple la richesse et le bien-être (stock) de la consommation des ressources (flux). Le passage d'une taxation du travail à celle des ressources non renouvelables stimulera la création de postes de travail au plan régional, emplois et occupations sous diverses formes dans les secteurs à fortement demandeurs en main-d’oeuvre, aussi bien dans l'industrie que dans les services. La compétitivité des activités à forte « composante travail » augmentera dans l'économie circulaire, ce qui conduira à l'adoption de stratégies d'entreprise favorisant la réparation au détriment du remplacement systématique par exemple dans les assurances. Cependant, la fiscalité durable rendra aussi meilleur marché d'autres activités nécessitant une forte main-d’oeuvre, activités fondées sur la gestion de stocks de capital naturel et capital manufacturé. Des activités qui, par là même occasion, seront mieux intégrées dans la société.

Ne pas taxer les ressources renouvelables, y compris le travail, et taxer plutôt les ressources non renouvelables :

  • accélère la transformation économique de la gestion du flux à celle des stocks,
  • élargit l'application de l'économie circulaire à de nouveaux acteurs économiques et à de nouveaux secteurs,
  • renforce l’avantage compétitif des acteurs économiques existants qui agissent dans le cadre de l'économie circulaire.

Econome en termes de ressources, favorisant les PME régionales et dotée d’un fort potentiel en termes de création d’emplois, l’économie circulaire constitue une réponse crédible aux défis contemporains. Le fait de taxer la consommation de ressources non renouvelables fournit aux acteurs économiques des motivations financières pour réduire la consommation des ressources et éviter les pertes et les déchets. Faire des économies d'eau et d'énergie de même que réduire les déchets deviennent des activités profitables qui influencent le résultat financier des entreprises, et cela à un degré toujours plus élevé si les prix des ressources continuent de grimper.

Examinons le graphique 1 et le point d'intersection 1: dans l'économie en boucle, les biens usagés ont aujourd'hui déjà un avantage en termes de coûts d'environ un tiers par rapport à des biens neufs. La fiscalité durable augmentera cet avantage comparatif, et cela de deux manières : d'une part, avec des coûts du travail réduits dans les activités de prolongation de la durée de vie et, d'autre part, avec des coûts plus élevés pour les matières premières nécessaires dans la fabrication des biens neufs.

Au point d'intersection 2 du diagramme 1, peu de matériaux recyclés atteignent de nos jours des prix inférieurs à ceux des matériaux vierges. Cela est dû au fait que le recyclage de matériaux de haute qualité et de forte valeur marchande exige un tri demandant beaucoup de travail, si l'on veut obtenir des mono-matériaux tout à fait purs, ce qui est indispensable lorsque l'on cherche à atteindre les prix les plus élevés sur le marché des ressources secondaires. Un recyclage de masse peut être effectué à l'aide de machines, mais cela donne des ressources secondaires impures et donc de moindre qualité, dont la valeur marchande reste faible, voir également Gleich (2006).

Le fait de taxer les ressources vierges non renouvelables rendra le recyclage—la réutilisation de molécules—plus profitable pour les matériaux déjà recyclés aujourd’hui, et augmentera leur nombre dans l’avenir. De plus, le fait de ne pas taxer le travail rendra moins onéreux la collecte des déchets en fin de course (ressources secondaires) et le tri de ces déchets sous forme de mono-matières pures, améliorant ainsi la qualité des ressources secondaires (en réduisant les matières mixtes) et, par conséquent, augmentant le prix sur le marché de ces ressources secondaires (recyclées).

Taxer les ressources non renouvelables devrait créer des cercles vertueux par un usage de matières ayant pour résultat des économies accrues. Ce faisant, elle réduit la consommation. Une étude récente a montré que les impôts taxant les ressources naturelles diminuent l'emploi de matériaux bruts. Cette recherche, en se basant sur des expériences menées au Danemark, en Suède et au Royaume-Uni, a cherché à déterminer de quelle manière les impôts sur les matériaux bruts utilisés dans la construction, tels le gravier et le sable, ont réduit l'emploi de ces ressources. Toutefois, l'étude indique également que des incitations plus importantes restent nécessaires pour les secteurs dans lesquels le recyclage de ces matériaux devienne généralisé (Söderholm 2011).

La rétention du titre de propriété des produits et de leurs ressources incorporées est favorisée par la vente de performance, ceci en allant le plus loin possible en direction du consommateur au plan local. C'est un business model qui a recours à une forte proportion de main d’oeuvre. Ne pas taxer le travail a par conséquent un impact très positif sur la généralisation de ce modèle. Taxer les ressources non renouvelables donnera aux entreprises qui maintiennent la propriété de leurs produits, qui appliquent une bonne gestion des ressources, et évitent autant que possible les déchets, un avantage financier et une compétitivité accrue.

8. Pourquoi amorcer maintenant le passage à la fiscalité durable?

Un grand nombre de changements sociaux intervenus à la fin du 20e siècle et dans la première décennie du 21e siècle ont rendu de plus en plus intéressant, surtout pour les pays industrialisés, le passage d'une économie industrielle linéaire mondialisée à une économie régionale circulaire. Certains de ces changements sont évoqués ci-après.

La saturation des marchés

L'économie industrielle linéaire est la mieux qualifiée lorsqu'il s'agit de maîtriser des situations où règne une pénurie de nourriture, d’infrastructure, de biens et d'habitations. En revanche, lorsque les marchés sont saturés, une économie circulaire est le mieux à même de gérer les stocks existants. En France, l'approvisionnement des marchés en biens électroménagers se situait, en 1980, à environ 90% pour toutes les classes sociales (Stahel, Jackson 1993). En Allemagne, à partir de 1995, le nombre de voitures envoyées à la casse chaque année a été approximativement le même que celui des voitures neuves mises en service. Lorsque les marchés sont saturés, une fabrication en continu constitue, du point de vue de la richesse, non pas un accroissement, mais une substitution, cela au prix «d'un usage intense et souvent inefficace des ressources» (CE COM(2011) 571 final).

La sécurité de l’approvisionnement en ressources

Dans les cent dernières années, les prix des ressources, qu'il s'agisse d'énergie ou de matériaux, ont continuellement diminué. Garder la propriété des matériaux en vue d'assurer l'accès à des ressources futures n'avait par conséquent pas beaucoup de sens. Au début du 21e siècle, cette tendance a changé, et l'on s'attend à ce que les prix des ressources augmentent continuellement tout au long du 21e siècle – une théorie élaborée par des experts de la Commission Européenne et, en parallèle, publiée par Jeremy Grantham (2011), gestionnaire d'actifs et expert en investissement, qui appelle cela «the big paradigm shift», le grand changement de paradigme. La sécurité des ressources pourrait par conséquent devenir un des grands enjeux politiques. Du coup, les acteurs économiques qui conservent la propriété des ressources se doteront d’une garantie contre la raréfaction et la volatilité des prix. Par ce même fait, ils contribuent à la sécurité des ressources pour les pays.

L’augmentation de la dette publique comme moteur de l’économie?

L'accroissement du PIB de l'Allemagne entre 2000 et 2007 a été de 381 milliards d'euros, ce qui correspond à la courbe d'augmentation de la dette souveraine allemande pour la même période, à en croire Uchatius (2011). La croissance du PIB pourrait par conséquent ne pas être due à l'économie, mais à l'accroissement de la dette souveraine. Edicter des mesures d'austérité en vue de réduire les dépenses publiques sans changer les structures fondamentales de l'économie et de façon à augmenter les postes de travail et la richesse (stock) au lieu de renforcer la croissance (flux), pourrait mener à des problèmes économiques et sociaux de longue durée. La situation pourrait être semblable dans d'autre pays industrialisés, mais là n'est pas le point central du présent exposé.

Le chômage persistant

Dans bien des pays, le chômage persistant est encore et toujours au-dessus du «comfort level», le seuil admissible, avec, pour les jeunes chômeurs, un pourcentage nettement supérieur à celui de la population active prise globalement. Cela constitue une épée de Damoclès pour le développement de la société, et la création de postes de travail a été périodiquement considérée et déclarée comme un impératif politique dans beaucoup de pays industrialisés en réaction aux problèmes rencontrés de manière persistante par le marché du travail.

Le changement climatique

La nécessité de modérer le changement climatique a été mentionné dès 1992 à la Conférence des Nations Unies à Rio. Les émissions de GES ont été identifiées par la CCNUCC comme le principal coupable, de même que le fait qu’elles sont partiellement dues aux humains. Le Protocole de Kyoto a été établi et publié en vue de diminuer le réchauffement climatique et de réduire les émissions de CO2. Toutefois, en 2011, les émissions de CO2 atteignent le niveau le plus haut de tous les temps et augmentent de nouveau plus vite que la croissance de l'économie.

Cet exposé a montré que l'économie circulaire augmente le niveau de sécurité relatif aux ressources dans une perspective d’avenir, crée des postes de travail au plan régional à tous les niveaux de compétence, et réduit substantiellement les émissions de CO2. Cela tout en diminuant la consommation des ressources et en augmentant du même coup l'efficacité au niveau de l'utilisation des matériaux.

Une politique fiscale durable consistant à ne pas taxer les ressources renouvelables, y compris le travail, constitue un levier très puissant pour accélérer, promouvoir et généraliser l'économie circulaire, avec ses effets positifs sur la sécurité de l’approvisionnememnt en ressources, la création d'emplois au niveau régional et la réduction des émissions de GES. Cet ensemble est synthétisé dans le graphique 2 que voici.

Conclusions

Compte tenu de la consommation en matières premières par habitant dans les pays industrialisés, l'économie actuelle n'est pas durable. Une dématérialisation de l'économie des pays industrialisés peut être menée à bien par une orientation nouvelle, passant d'une économie industrielle, fondée sur la production, à une économie circulaire, fondée sur une optimisation des stocks : une économie qui découple richesse et bien-être de la consommation de ressources, et qui crée des emplois dans un grand nombre de secteurs économiques. Le passage à un système fiscal qui ne soumet pas à l'impôt les ressources renouvelables, y compris le travail, mais qui taxe en revanche les ressources non renouvelables constitue un levier très puissant pour parvenir à une économie circulaire durable. Ce passage peut se faire en créant des cercles vertueux qui se renforcent mutuellement, donnant aux gens l'envie de travailler davantage et créant un niveau accru de prospérité tout réduisant le recours à la production de nouvelles ressources (matières premières ou énergie fossile)

Graphique 2 Le cercle de l’économie circulaire
L’effet d’une fiscalité durable sur l’économie circulaire et les effets sur la sécurité des ressources, la création de postes de travail, et la prévention des émissions de GES / CO2, et indirectement sur le prix des ressources, le chômage et sous-emploi et le changement de climat global.

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Genève, le 9 mai 2012